Extrait de la Revue Espoir, de la Fondation Charles de Gaulle – N°184 – Rentrée 2016

Le Crépuscule

La neige tombe sur la forêt « mérovingienne » ; le temps s’est arrêté et le chat grigri observe lascivement son maître assis à son bureau. Le vieil homme peut enfin se recueillir dans la quiétude de la Boisserie, son antre familial, son refuge contre les passions du siècle… Tante Yvonne est ravie de voir son époux souffler enfin et profiter des jours : il a gagné le droit à un repos bien mérité. Elle n’est plus la première Dame, cela lui convient très bien… De Gaulle a démissionné de la présidence de la République à la suite du référendum perdu, il reçoit ce jour, le 11 décembre 1969, André Malraux, celui qu’il nomme « l’ami génial »… Les deux hommes s’installent dans le bureau bibliothèque du général. Un dialogue entre les deux grands hommes s’instaure spontanément ; ils sont heureux de se retrouver, de reprendre leurs habitudes, leurs confessions… Ils engagent alors un propos étonnant, teinté de philosophie et patiné d’une éblouissante culture. La discussion est retranscrite par Malraux dans son lyrisme habituel, un peu abscons, parfois. Le propos est parsemé de citations, de références trop précises pour avoir été dites ainsi… Qu’importe. La geste est sublime. Le récit foisonnant, dans un style unique et inimitable, sans équivalent au XXe siècle.

L’entretien dure quelques heures. Les sujets chers aux deux génies sont abordés. Ainsi de la Résistance, du gaullisme, de la lutte contre le fascisme, du communisme, du nihilisme… Ils discutent de leurs rencontres avec Churchill, Kennedy, Staline, Mao Tsé Toung,… Ils dissertent à propos d’Alexandre, Saint-Bernard, Richelieu, Napoléon, Bismarck, Clémenceau… Le destin de la France est au cœur de l’échange, comme toujours, mais c’est surtout du peuple français qu’il est question, des partis politiques, de l’Europe, des États-Unis d’Amérique et de l’URSS,… et de la place de la France au milieu de cela, en pleine Guerre Froide. Le destin de celui qui fut le plus grand homme d’État français du siècle passé est largement évoqué à travers sa vision de la France. Tout au long de son existence, il fut convaincu d’œuvrer à la destinée du pays, d’agir dans le souci obsessionnel de l’intérêt général. Le témoignage est bouleversant ; le langage sublime, rare, tellement théâtral… La lecture des Chênes qu’on abat permet de découvrir le gaullisme, de découvrir un homme, son mystère… d’entrevoir dès la première lecture un personnage. Idée rendue possible grâce au jeu des questions-réponses initiées par le seul capable, voire autorisé, à s’ouvrir de la sorte avec l’homme du 18 juin : André Malraux, l’ami fidèle, assis à la droite du général. Un des plus grands dialogues de l’Histoire de France prend tout simplement forme sous les yeux du lecteur.

« Tout homme qui écrit, et qui écrit bien, sert la France. » Cette phrase du général de Gaulle, extraite des Chênes qu’on abat, cet étrange et ô combien passionnant essai d’André Malraux, revenait souvent à l’esprit un peu hâbleur de notre ami écrivain et député français au Parlement européen. Ce parfait connaisseur de l’œuvre et de la pensée du héros de la France libre, provocateur devant l’éternel, devenu paria depuis à force de trop jouer avec un milieu politique qu’il fréquentait comme on s’aventure dans les salles de jeux clandestines, parlait du général avec une telle admiration qu’il éveillait en moi une curiosité savamment entretenue à chacune de nos retrouvailles à Strasbourg. Élevé par un père résolument partisan de l’Algérie française, je ne peux faire prévaloir aucun atavisme dans un quelconque engagement de ma part, ni revendiquer le moindre prédéterminisme pour expliquer mon intérêt pour l’homme du 18 juin. Ma passion pour l’Histoire fut cependant une voie d’accès privilégié pour atteindre un jour la pensée profonde de celui qu’adolescent, je moquais aisément par ignorance ou provocation navrante. Ainsi, lors d’un dîner mémorable près de la place Broglie où fut interprétée pour la première fois la Marseillaise, il me vint brusquement une réflexion aussi soudaine qu’inattendue, et qui bouleverserait étonnamment mon existence : et si l’on montait les chênes qu’on abat ?

Alors plongés dans une perspective onirique exaltante et réunis gaillardement autour d’une table généreuse, à la question d’imaginer l’acteur incarnant le plus illustre des Français, je proposai sans attendre Philippe Girard, que j’admirais alors régulièrement sur scène au Théâtre National de Strasbourg, mis en scène par Stéphane Braunschweig, le nouveau directeur de l’Odéon. Ce comédien saisissant est assurément à l’origine de ma volonté de faire du théâtre. C’est en le voyant jouer, avec ce charisme et cette voix hiératique qui lui sont propres, sa puissance et son aisance, que j’ai compris qu’il n’y aurait que sur un plateau que je partagerai à ma manière l’émotion que je ressentis alors comme spectateur. Mais il ne s’agissait ce soir-là que d’un fantasme et nous parlions naïvement d’adaptation à mille lieues de la réalité, emportés dans une bien belle chimère…

Et pourtant, dès notre découverte de ce texte au printemps 2002, en compagnie de Marc Joly, chercheur en sciences sociales et jeune essayiste très prometteur, il nous devint évident que le sujet devait faire l’objet d’une adaptation pour la scène. Une longue quête commençait alors…

La lecture de l’essai d’André Malraux éveilla donc en moi un nouvel et grandissant intérêt pour le général de Gaulle. A la suite, celle des Stèles à de Gaulle de Philippe Le Guillou, dont la plume sensible et poétique se déploie à chaque page, me confirma dans mon irrépressible élan… Il est aisé de se laisser guider par la littérature sur les pas de l’illustre Français : la découverte de ses Mémoires fut un choc pour l’étudiant que j’étais, un ébranlement complet tant cela remettait en question tout un a priori construit dans le silence de plomb qui avait pesé sur l’évocation du père de la Ve République dans mon éducation. En comprenant le ridicule d’une telle situation, je sus alors avec certitude que ma passion, le théâtre, devait être et serait le cadre possible d’une totale réconciliation avec le passé.

En décembre de l’année 2011, le destin bascula définitivement : un dimanche soir, peu avant les fêtes, Robert Walter, directeur du Centre culturel franco-allemand de Karlsruhe, m’invita à réfléchir à l’idée d’une participation aux cérémonies de commémoration du cinquantenaire du Traité de l’Élysée, symbole du rapprochement entre les deux peuples. Il me revint alors à l’esprit ce rêve fou d’adapter pour le théâtre l’étonnant essai malrucien, et l’envie jusqu’alors utopique de mettre en scène le général de Gaulle. Sans y réfléchir davantage, je proposai aussitôt au dynamique et prolifique responsable du centre un spectacle conçu autour de l’amitié miraculeuse qui unissait le général de Gaulle et le chancelier Adenauer. Mettre en scène l’homme du 18 juin restait ainsi un ardent souhait enfoui quelque part au creux de mes pensées les plus folles… Robert Walter, instinctif, accepta sans hésiter. En quelques minutes, un audacieux pari venait d’être lancé.

Au commencement d’un tel projet, bien des questions nous obsédaient. La jeunesse d’aujourd’hui n’a pas la moindre idée du rôle essentiel joué par de Gaulle durant plus de 30 ans, période incroyable, faite de drames et de passions, de désastres et de miracles, où la force et le courage étaient devenus des vertus essentielles pour entreprendre la relève du pays. Pour tout dire, le XXème siècle semble déjà très lointain, comme si le fait de passer à un autre siècle, et même pour l’occasion à un nouveau millénaire, creusait une brèche profonde dans la ligne du temps où s’enlisent les souvenirs et où se transforment des actes capitaux en de simples et vagues anecdotes. Le temps s’efface irrémédiablement, et à l’heure de l’Internet, de l’instantané, quelques années semblent durer une éternité. Il en est ainsi de de Gaulle comme des grands hommes qui ont fait l’Histoire, leur image et leur souvenir sont éternels, même s’il ne reste plus guère de traces de leur action… Dès lors, pour les enfants de l’après-guerre, de l’après Trente-Glorieuses, comprendre paraît un défi nécessaire à relever, le parfait moteur à toute création !

Les hasards de la vie m’ont depuis offert de rencontrer de véritables gaullistes, de ceux qui avaient serré la main du général et qui avaient combattu politiquement à ses côtés. Je fus longtemps admiratif sans songer un seul instant qu’un jour peut-être j’écrirais pour témoigner de ce que j’avais vu ou entendu. Avec le temps, j’ai pu saisir, avec ma propre sensibilité, toute la force de ce que doit être un message artistique. En effet, le théâtre, ou plutôt la scène, est devenue l’objet obsessionnel de mes pensées, elle qui offre la possibilité de s’adresser directement à un public et de lui offrir un spectacle, mais aussi une pensée, un discours, une fiction teintée de vérité parfois, mais toujours de sincérité… C’est ce format, ce mode d’expression populaire qu’il m’a été donné de proposer pour célébrer le cinquantenaire du Traité de l’Élysée, une évidence après tant d’années à découvrir de Gaulle. Car en effet, je dois avouer avoir tardivement saisi la profondeur de la pensée de cet homme d’exception. Je me dois d’affirmer encore qu’aucune hérédité politique ne me dictait ce destin : mon père était de ceux qui applaudirent de Gaulle à Alger et pour lesquels le général clama un bien mystérieux « Je vous ai compris » que pour finir, eux, ne comprirent jamais. Mon père vécu huit ans dans cette terre au-delà de la Méditerranée, cette terre dont il tomba amoureux et qu’il jura de défendre comme possession française, au titre d’enfant adoptif ayant fait don de son âme à ce sol nouveau, lui, dont les origines franc-comtoises lui semblaient alors bien lointaines. Je fus donc élevé bien loin du culte du grand homme, dans une éducation militaire des plus traditionnelles où le fantôme de l’OAS rôdait tout proche. Mais ce qui me paraît être la plus grande ironie de l’Histoire, de la véritable avec un H majuscule et de la mienne, relève de mes origines très personnelles : né français à Landau, en Allemagne, en « zone occupée », d’un père militaire issu d’une famille aux relents violemment germanophobes, dans laquelle je n’ai entendu de plus familier que le mot « boches » pour parler de nos voisins d’outre-Rhin, c’est à moi qui n’aie jamais su m’exprimer dans la langue de Goethe malgré une enfance passée en Allemagne, qu’est revenu l’honneur de célébrer, et non sans émotion on peut l’imaginer, la réconciliation de deux peuples. Le Traité fut donc une aventure merveilleuse, ponctuée de représentations multiples où chaque fois l’accueil du public enthousiaste nous confirma le succès d’une démarche à la fois pédagogique et ludique, artistique et citoyenne.

La belle fortune qui entourait ce projet nous offrit un jour de rencontrer François David, un corrézien passionné d’Histoire et tellement attaché à la figure du général. De cette rencontre naquit une grande et profonde amitié. C’est lui qui, un soir de janvier 2015, organisa un dîner avec Alain Malraux, le fils adoptif du grand écrivain dont le génie dut peser si lourd au quotidien. Nul doute qu’une telle rencontre ne pouvait qu’être un moment de grâce, et ce le fut. Plongés dans un récit intime de la vie de l’auteur que l’on admirait tant, nous fûmes emportés dans un véritable songe. De ce repas, et des rencontres amicales qui s’enchaînèrent, s’établit définitivement la volonté de donner vie à ce qui ne fut jusque-là qu’un rêve impossible. La perspective de l’anniversaire de la disparition de l’auteur de la Condition humaine en novembre 2016 — un événement que l’on eût imaginé plus conséquent de la part d’un ministère qu’il créa de toute sa flamme —, la commémoration du 20e anniversaire de sa panthéonisation, et le 50e anniversaire de son emblématique discours d’Amiens, durant lequel il déclara que « La culture, c’est ce qui répond à l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur la terre », constituèrent un ensemble de signes qui nous déterminèrent à finaliser notre projet à l’automne 2016. Il ne restait plus qu’à convaincre la Fondation de Gaulle, dont l’accueil fut des plus chaleureux, pour démarrer une entreprise exaltante. N’ayant plus de raison de douter, nous partîmes à la rencontre de Philippe Girard à l’été 2015 en Avignon, tandis que celui-ci interprétait le Roi Lear dans la Cour des papes, sous la direction d’Olivier Py, et sa réaction fut enthousiaste. Nous ignorions alors l’admiration que le comédien portait au général, ainsi que sa parfaite connaissance de l’œuvre immense de Malraux. Son adhésion immédiate au projet fut un bonheur indescriptible pour celui qui, 15 ans plus tôt, l’admirait pieusement. Après le Traité, notre auguste voyage en compagnie du général de Gaulle pouvait donc se poursuivre, comme tracé le long d’un profond sillon, vers un horizon où seul importe la nécessité de faire redécouvrir au plus grand nombre sa parole légendaire. Pour l’accompagner cette fois-ci, Malraux, l’ami génial à la barre du voilier, est incarné par un deuxième « monstre » du théâtre public en la personne de John Arnold, un autre passionné d’Histoire au service de la scène.

La pièce le Crépuscule retrace le dernier échange entre de Gaulle et Malraux, deux hommes que tout opposait au départ et entre lesquels va naître une amitié profonde et indéfectible. Le récit dresse le tableau d’un homme meurtri après l’échec du référendum, éreinté par l’ingratitude des français, la mauvaise foi des médias, et assailli par le temps qui passe… De Gaulle est le chêne, cet arbre majestueux et intemporel, sacré dans de nombreuses traditions, attirant la foudre, synonyme de force et de solidité : parfait symbole de l’arbre de vie. Mais l’arbre se fend et se rompt… Le général est au crépuscule de son existence. Le ton est donné, mélancolique et sublime. L’incroyable admiration et dévotion de Malraux percent au travers des mots comme un témoignage de l’homme au-delà de la figure emblématique, le témoignage d’une époque.

Érigeant un véritable rempart entre sa vie privée et son existence publique, le général n’est pas l’homme des familiarités et des affinités ordinaires, mais bien plutôt celui des fidélités, devenues quasi légendaires. Ainsi deux amitiés resteront gravées dans la mémoire collective : la première l’unit au chancelier Adenauer, avec lequel il écrit la plus belle page du rapprochement franco-allemand, dans une rencontre émouvante qui inspira la création du spectacle le Traité en 2013, et celle, plus surprenante et tout aussi fascinante qui le lie à André Malraux, l’écrivain aventurier devenu héraut des arts et de la culture. Avec ce dernier, ils écriront ensemble une page essentielle de la Ve République, dès 1959 avec la création du ministère des Affaires culturelles. Si leur rapprochement au lendemain de la guerre n’a rien d’idéologique, les deux hommes se retrouveront autour d’une certaine idée de la France à travers une amitié fidèle et touchante qu’ils tisseront au fil du temps. Pour le général, nul autre que Malraux ne peut offrir au génie français le prestige et le rayonnement qu’il mérite. Leur estime mutuelle va bien au-delà du politique, entraînant Malraux à démissionner du gouvernement sitôt le départ du général en 1969, pour transcender la force de leur relation dans l’atmosphère intimiste de la Boisserie que Malraux choisit pour conter son dernier entretien avec le grand homme : « Il y avait quelque chose de plus détendu à Colombey. Mais ce que j’ai appelé autrefois la « distance » qu’il y avait toujours entre lui et qui que ce fût, demeurait à Colombey ». Pourtant, avec Malraux, la conversation revêt un caractère particulier. Comme le déclare l’un des familiers du général, l’ancien président de la République cède toujours à Malraux la place de vedette chaque fois qu’il le rencontre : « C’est alors de Gaulle qui écoute, c’est de Gaulle qui interroge, qui en quelque sorte »joue » pour déclencher un feu d’artifice. » Ce dernier tête-à- tête se déroule en un après-midi ténébreux de décembre, comme l’écrit Jean Mauriac, « dans cette maison de Colombey silencieuse, cernée par les forêts et les champs enneigés » où à chaque phrase « apparaît bien le sens tragique que le général avait de la vie – et la mort est comme présente dans cette pièce où il s’effondrera moins d’un an après. »

Le général de Gaulle s’est toujours effacé devant la grandeur de sa mission, agissant sans cesse avec le sentiment d’œuvrer pour le destin de la France. Pour autant, il s’attachera à préserver sa vie privée, son intimité et métaphoriquement sa demeure. Ainsi, aucun entretien politique ni aucune rencontre diplomatique n’eurent lieu à la Boisserie, à l’exception notable de celle du 14 septembre 1958 avec le chancelier Adenauer. De même, durant les quelques mois qui séparèrent son retrait politique de sa mort, seule une poignée d’anciens ministres furent reçus dans son antre, la plus mythique de ces « dernières rencontres » demeurant pour sûr celle que Malraux raconte avoir partagée avec le général, celle d’un « grand artiste » et d’un « grand héros de l’Histoire ». Si ce dernier entretien fut à l’évidence fantasmé par Malraux, il le revendique comme librement inspiré de vingt-cinq années d’amitié. Au cours de cette conversation, où se côtoient le combat pour le destin de la France et de profonds questionnements sur l’existence, les deux hommes se livrent à ce que l’on pourrait appeler un échange métapolitique, exacerbé par un profond sentiment d’attachement à la France et aux Français. A travers cette relation particulière, Malraux, bien plus qu’un ami, devient un témoin, le témoin de Charles de Gaulle avec lequel ils revisitent le passé et analysent leur action : une véritable rencontre qui ne se réalise pas entre deux esprits se reconnaissant parce qu’ils se ressemblent, mais entre deux esprits qui, chacun en l’autre, reconnaissent leur part d’inconnu, comme l’analyse Philippe de Saint Robert.

Malraux n’est pas vraiment un homme politique, pourtant il va jouer auprès du général un rôle clef, placé symboliquement à sa droite, témoignage d’une grande confiance réciproque : « Mon cher ami, lui écrit un jour de Gaulle, que le vent souffle plus ou moins fort, que les vagues soient plus ou moins hautes, je vous vois comme un compagnon à la fois merveilleux et fidèle à bord du navire où le destin nous a embarqués tous les deux… » Lorsque le général quitte le pouvoir, dans un élan quasi romanesque puisque rien ne l’obligeait à partir, il se drape d’un costume dramatique, héros abandonné et trahi, se réfugiant dans une funeste solitude, sorte de Roi Lear crépusculaire. Amputé de sa clairvoyance légendaire, il devient le héros incompris, victime de l’ingratitude des foules. Dans son ascétisme final, il cultive l’image de l’homme blessé, du sauveur sacrifié… Il est le patriarche de la nation, incompris de toute une génération aux abois, malgré le désir irrépressible d’être aimé : « ils viendront me chercher », écrivait-il dans ses Mémoires de guerre. Et s’ils vinrent en effet une première fois en 1958, les appels de ses enfants se font cette fois attendre en vain. Ces derniers sont devenus fiers et orgueilleux, ils n’ont plus besoin de son aide, et déjà rejettent tout ce qu’il symbolise : leurs propres faiblesse et lâcheté, leur passé refoulé… « Après tout ce que j’ai fait pour eux », doit penser le « menhir » juché dans sa posture éternelle, quand tout un peuple pourtant reconnaissant hier ne songe plus à présent qu’à quitter le nid. Mai 68 est la réponse de l’adolescent rebelle au père. Or, à ce moment de l’Histoire, si les étudiants se croyaient révolutionnaires, ils ne comprirent pas l’élan visionnaire de celui qui leur avait redonné la parole. N’est-ce pas là le cadre d’une formidable tragédie ? Malraux, le poète, l’artiste, avait bien compris tout cela, il avait saisi la complexité du grand homme et le destin inéluctable du héros. Il en fit un essai devenu maintenant une pièce de théâtre.

À partir d’un texte singulier où de Gaulle se place en critique de son action, en philosophe, une dimension nouvelle du personnage apparaît sur scène. Elle laisse la place à un homme en proie au doute dans l’attente de la mort. Ses interrogations nous amènent à nous questionner sur celui que l’on croyait jusque-là connaître… Un général qui nous rappelle, d’une certaine manière, le personnage de Mitterrand mis en scène par Olivier Py et incarné, déjà, par Philippe Girard. De Gaulle, dans la pièce, est un homme blessé qui accuse le coup face à « l’absurdité ». Lui qui toute sa vie durant incarna la France, une France fière et forte, unie, lui qui incarna au pire moment l’espoir apparaît soudain fragile face à l’épreuve du temps. Face à lui, Malraux, le passionné, personnage sensible qui a su l’ouvrir à la culture, et qui en plus d’être le fidèle compagnon partage avec lui une douleur profonde et ineffable, une fêlure indescriptible causée par la perte d’un être aimé que tous deux ont connu : la petite Anne, fillette adorée du général et trop tôt disparue, et tous les drames ayant affecté le destin de Malraux, du terrible sacrifice de deux frères dans la Résistance à la disparition accidentelle d’une femme et de deux enfants.

Pour Malraux, le roman est « un moyen d’expression privilégiée du tragique de l’homme », de la condition humaine vouée à la mort mais que peuvent racheter le courage et la fraternité nés de la lutte pour un idéal. Une telle approche de la littérature ne peut qu’être transcendée sur un plateau de théâtre. Et même si Malraux ne fut en aucun cas un homme de théâtre, force est de constater que la ferveur de ses textes, leur lyrisme, sont un terreau fertile à l’élan dramaturgique. Pour lui, le romanesque historique est devenu un des éléments fondamentaux de notre civilisation, et dans une perspective dramatique, il transforme le général en un personnage romanesque, épique.

Le Crépuscule est un pont entre les époques, il est autant le chant du cygne que le chant d’espoir d’un renouveau politique, humain. La pièce, tant hommage funèbre que morceau d’Histoire, offre au public de comprendre plus avant le monde dans lequel nous sommes et suggère, sans jamais rien imposer, des pistes de réflexion sur nos sociétés modernes, en mettant en scène un de Gaulle à l’élan visionnaire, tant sur l’Europe que sur la place de la France dans le monde contemporain, un personnage crépusculaire annonçant le rapide déclin d’une civilisation. Le texte de Malraux, à la fois testamentaire et d’une brûlante actualité, demeure en tous points bouleversant et d’une intelligence rare ; il défile lentement, sans accroc, magnifique opportunité d’appréhender le XXe siècle. Son adaptation à la scène fut une succession de profonds questionnements, le premier ayant bien entendu trait à la réception du public. Le jeu exceptionnel des comédiens permet une véritable incarnation : très vite, ils sont sur le plateau de Gaulle et Malraux, dans une œuvre difficile et ambitieuse offrant de saisir ce que fut le gaullisme. Le spectacle aspire à rendre son désir d’élévation des consciences à l’auteur des Voix du silence. Une sublime joute verbale se déploie dans un texte dramatique intense, digne des grands classiques. Avec humour et panache, lyrisme et solennité, la plume de Malraux met en lumière les traits les plus profonds d’un visage que l’on croyait connaître dans un véritable dialogue socratique. Autour de cette discussion « métapolitique » se développe une véritable pensée philosophique, spirituelle et sociale, où se révèle un homme : « Mais au milieu de tout ce joli monde, mon seul adversaire, celui de la France, n’a aucunement cessé d’être l’argent ! » La langue est superbe, émouvante, et témoigne de la force dramatique des deux personnages à travers une passionnante leçon d’Histoire et de politique.

Il surgit toujours des heures sombres de l’Histoire un héros porteur d’espoir, au moment où le peuple – de Gaulle aurait dit la France —, s’enfonce dans l’incertitude. Le général a joué ce rôle, bien entendu, et peut-être le joue-t- il encore aujourd’hui. Son ombre plane en effet sur la nation en deuil. Les politiques de tous bords se revendiquent d’une « certaine idée de la France », à défaut d’avoir une idée pour la France, et les partis pourtant honnis s’inscrivent dans une filiation gaullienne usurpée. À travers son texte, Malraux assure au gaullisme une métamorphose à l’image de celle des œuvres d’art. Il veut montrer ce qui est irrationnel en lui, le sentiment que les motifs du général, bons ou mauvais, dépassent les politiciens. Ce n’est pas l’idéologie qui paraît avoir été capitale, mais quelque chose qui relève de la volonté nationale : « Le gaullisme a été la France, mais aussi quelque chose de plus… Dans le gaullisme, il y a ce qui s’explique, et ce qui ne s’explique pas ».

La France éternelle de de Gaulle est aujourd’hui en proie au doute. Au regard de la politique menée, des crises, morale et économique, qui touchent le pays, il semblait urgent de monter un spectacle qui nous oblige à réagir, à interroger l’avenir en se plongeant dans un passé récent, suffisamment prestigieux pour avoir été négligé, voire même méprisé des modernes. Il est parfois nécessaire de remonter aux sources, ici celles de la Ve République, pour retrouver le sens des choses, la puissance de l’enjeu politique, de la transcendance de l’idée publique… et de trouver la force de relever les défis de demain.

L’innée propension dramaturgique de Malraux et l’adaptation qui découle des chênes qu’on abat, à laquelle ont très largement participé les comédiens eux-mêmes, dans un souci d’efficacité de la transmission du message au public, aboutissent à un dialogue étourdissant où le courage de la pensée se mêle à une sublime envolée lyrique. L’absolue solitude du « menhir » contraste avec l’écho de mai 68 qui résonne au loin. Malraux érige la statue du Commandeur et dessine les traits d’un héros romantique en butte au destin, rattrapé par le temps et en proie à une souffrance morale et physique. Dans la mélancolie de l’heure et du lieu, les deux protagonistes se permettent néanmoins quelques facéties verbales qu’exploitent avec délectation les comédiens. Les influences sont nombreuses, qui de Thomas Bernhard à Beckett, en passant par Giono ou même Eschyle, prouvent le potentiel dramaturgique évident d’un Malraux pourtant peu enclin à produire pour la scène. Après un travail minutieux de relecture et de réécriture desquelles se dégagent des phrases exceptionnelles de Malraux, propres à entrer dans la légende du spectacle vivant, les deux comédiens, Philippe Girard et John Arnold, héritiers de leurs maîtres respectifs Antoine Vitez et Michel Bouquet, s’approprient le texte et donnent vie sans effort superflu aux deux illustres personnages, avec justesse et gravité jusque dans leurs voix gouailleuses et prophétiques. L’incarnation est renversante ; c’est sans doute cela, le talent. Et Malraux d’écrire, dans la bouche de de Gaulle : « Comme il est étrange que l’on doive se battre à ce point, pour arracher de soi ce que l’on veut écrire ! Alors qu’il est presque facile de tirer de soi ce que l’on veut dire, quand on parle. »

Pour traduire au plateau l’essence même de l’œuvre malrucienne, il faut inventer une grammaire de l’espace scénique, fruit de la grammaire inconsciente du plateau chère à Vitez. Il importe dès lors de miser sur la charge poétique des éléments de décor, sur les gestes des comédiens et sur la magie de la technique. L’espace doit devenir un acteur et traduire dans la scénographie l’abandon du pouvoir du général : tout un travail collectif auquel participe Alexandre Fruh, l’avisé scénographe et Xavier Martayan, l’ingénieux régisseur lumière, dans l’objectif commun de transformer et de sublimer la réalité, de créer pour la scène, pour que l’œuvre de Malraux puisse aussi être entendue et vue. La pièce signe la fin de l’espoir et le commencement de la mort. Le public assiste à l’agonie d’un monde, aux chimères de l’esprit. Il importe de raconter comment le gaullisme, le vrai, est devenu un mythe politique ; comment une réalité politique est devenue une légende.

En écho à l’éternité, la conclusion du spectacle, dans un ultime hommage, reprend les derniers mots, magnifiques, des Mémoires de guerre. A l’issue de la journée — cette fin du jour métaphore de la fin de l’Histoire —, Malraux quitte le général, le laissant seul à Colombey, entre le souvenir et la mort. Le mythe demeure énigmatique dans sa grandeur : « Maintenant, le dernier grand homme qu’ait hanté la France est seul avec elle : agonie, transfiguration ou chimère. La nuit tombe – la nuit qui ne connaît pas l’Histoire. » Le gaullisme vient de trouver une superbe incarnation littéraire dans une sorte de tragédie grecque, lui conférant un « romanesque historique » sans équivalent ; Le Crépuscule, un dialogue stupéfiant, comme seul André Malraux pouvait l’écrire…

Lionel Courtot

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